De l'art de tracer son existence sur une route verglacée
« La monotonie interminable du travail
parvenait à rendre en même temps les jours trop longs et la vie trop
courte » A. Camus, Le premier homme
Repensant à cette citation poignante de vérité, je suis sortie de la bibliothèque royale. Le déluge de neige avait depuis peu emporté Noé et le ciel était de nouveau
bariolé de bleu. Le soleil paraissait éclatant de vitalité, contrastant avec
les nuages sombres et toujours menaçants. Il illuminait justement le vieil
homme appuyé sur le bord du banc abîmé, face au bâtiment de la fac de droit. Le vieux
vagabond s’était assis là pour jouer un air à l’accordéon qui, sans raison
particulière, m’a rappelé une certaine atmosphère parisienne. Cet endroit
devait être propice au gain de quelques Couronnes. Sûrement de quoi s’acheter
une brique de rouge qui lui réchaufferait le cœur pendant à peine quelques
heures et lui ferait oublier son triste sort, à travers ce nuage brumeux et
anesthésiant, engendré par les vapeurs de l’alcool. En début de semaine déjà, je l’ai entendu
pianoter sur son instrument noir pendant près d’une heure alors que j’essayais
de suivre l’un de mes cours dans une salle jouxtant la rue. Ses mélodies
m’avaient alors rendue mélancolique et fait m’évader loin du brouillard
soporifique du droit pénal. Elles m’ont menée à la rêverie des pavés parisiens
et de cette fallacieuse image que l’on a de la capitale. Certains jours, sur
mon îlot danois, j’aimerais y croire. Je voudrais voir, comme ces nombreux
étrangers qui me décrivent Paris, le romantisme de la ville, m’imaginer avec un
verre de vin et peut être même une cigarette, en train d’écouter la sagesse de
ce vieux déshérité s’exprimer au son de l’accordéon. La réalité est toujours
trop réelle, je veux du contrefait, de l’image idyllique, donnez moi du rêve,
qui me ferait penser que je suis née dans le plus beau pays du monde.
Décrochant le cadenas de
mon vélo, je jette un dernier coup d’œil au musicien, brave réminiscence d’un
pays que j’ai quitté depuis des mois.
Pourtant, quand on me
demande si ma vie française me manque, je réponds que non. Qu’ici ou ailleurs,
rien ne m’importe plus que de me sentir (faussement) détachée de tout. J’ai
parfois l’impression d’avoir le cœur froid car la seule chose qui me manque
réellement dans ma vie d’avant c’est l’usage insouciant et infini de la langue
française. Où que j’aille, j’ai finalement toujours le sentiment de rencontrer
le même type de personnes, quelles que soient l’origine ou la langue parlée, nous
sommes peut être, quand même, tous les mêmes. Simples représentants de la race
humaine. Peu importe donc l’endroit où l’on se trouve, toujours l’on rencontrera des
hommes et des femmes avec lesquels nous nous lierons d’amitié voire d’amour. Puis, le
temps passe et l’on se perd de vue. Les gens défilent autour de moi, comme
jamais. Et je sais pertinemment que la bribe de vie que je me construis ici, en
ce moment, est vouée à la désagrégation. Au gré du vent, nous nous
éparpillerons tous et nous quitterons petit à petit. Je trace mon existence sur
du sable mouvant, plus aujourd’hui qu’avant. Je vis dans l’éphémérité des
rencontres et j’ignore même tout du lieu où le vent voudra bien me porter dans six mois. Tracer
son chemin sur une route verglacée est un art explosif qu’il faut savoir manier
avec dextérité. Dans quelques mois tout va péter.
Dieu merci, la monotonie
de notre emploi du temps endort nos sentiments et nous berce de la suave
illusion d’un sablier qui se serait arrêté.